4
Suivre le major ne présentait aucune difficulté. Le Verrat se comportait comme si la possibilité d’être pris en filature était la dernière chose qu’il eût en tête. Il allait son chemin avec l’arrogance et l’assurance de celui qui a la loi dans sa poche et pour qui le commun des mortels n’est rien moins que poussière.
Juste à l’extérieur de l’entrée en arche de la gare, il tourna à droite et avança le long de l’esplanade, jusqu’au parking situé de l’autre côté. Il s’arrêta auprès d’une dynocar verte allongée et fouilla dans ses poches à la recherche de ses clés.
Abrité à l’ombre d’un pilier, James Mowry observa sa proie déverrouiller la portière et se glisser à l’intérieur du véhicule. Il traversa la rue à toute allure jusqu’à une file de taxis et monta dans la voiture de tête. La manœuvre avait été parfaitement minutée : il s’enfonça dans le siège au moment même où la dynocar passait en sifflant.
« Où vous allez ? demanda le chauffeur de taxi.
— Je ne sais pas exactement, répondit Mowry d’un air évasif. Je ne suis venu ici qu’une seule fois, et ça fait des années. Mais je connais la route. Suivez mes instructions. »
La dynamo du taxi atteignit un bourdonnement élevé tandis que l’engin accélérait sur la route, le passager gardant son attention fixée sur la voiture devant eux et donnant de temps à autre un ordre bref. Il savait bien qu’il eût été plus facile de la désigner et de dire : « Suivez cette voiture ! » Mais, dans l’esprit du chauffeur, il aurait été associé avec le major, ou du moins avec la dyno verte du major. Le Kaïtempi était très doué quand il s’agissait de dénicher les petits détails comme cela et d’arriver à leur amère conclusion. Le chauffeur du taxi ignorait donc totalement qu’il filait quelqu’un.
Rapides, chasseur et chassé se faufilèrent dans le centre de Radine, et celui qui était en tête finit par tourner à gauche et descendit par une rampe qui menait au sous-sol d’une résidence importante. Mowry laissa le taxi continuer encore deux cents mètres avant de le faire arrêter.
« Voilà, ça y est. » Il descendit et sortit de l’argent. « C’est pratique, d’avoir une mémoire sur laquelle on peut compter, n’est-ce pas ?
— Ouin, répondit le chauffeur. Un guilder six décimes. »
Mowry lui donna deux guilders et le regarda s’éloigner. Se hâtant en direction de la résidence, il y entra et prit un siège discret dans le hall immense, se carra dedans et fit semblant de sommeiller tranquillement en attendant quelqu’un. Plusieurs autres personnes étaient assises autour de lui, mais aucune ne lui prêta attention.
Assurément, il n’y avait pas trente secondes qu’il se trouvait là, que le major Verrat entrait dans le hall à partir d’une porte menant au garage du sous-sol. Sans jeter un seul regard autour de lui, le major en franchit une autre dans toute une batterie d’ascenseur. La porte glissa derrière lui. Sur le panneau lumineux du linteau apparurent des numéros, jusqu’à 7 qui scintilla un instant, puis retour à 0. La porte se rouvrit et révéla la cabine à nouveau vide.
Encore cinq minutes, puis Mowry bâilla, s’étira, consulta sa montre et s’en alla. Il arpenta le trottoir jusqu’à ce qu’il trouve une cabine téléphonique. Il y appela la résidence et obtint l’opératrice du standard.
« J’étais censé rencontrer quelqu’un dans le hall il y a environ une heure, expliqua-t-il. Je n’ai pas pu venir à temps. S’il m’attend encore, j’aimerais lui dire que j’ai été retenu.
— Qui est-ce ? demanda l’opératrice. Un résident ?
— Oui… mais j’ai purement et simplement oublié son nom. Moi et les noms… Il est rondouillard, il a des traits épais, et il habite au septième. Major… major… Quelle soko de mémoire !
— Cela doit être le major Sallana, déclara l’opératrice.
— Exact, acquiesça Mowry. Major Sallana… et je l’avais sur le bout de la langue !
— Ne quittez pas. Je vais voir s’il attend toujours. » Suivit une minute de silence avant que l’opératrice ne revienne avec : « Non, il n’est plus là. Je viens d’appeler son appartement et il ne répond pas. Voulez-vous lui laisser un message ?
— C’est inutile… il a dû laisser tomber. Cela n’a pas beaucoup d’importance, de toute façon. Longue vie !
— Longue vie ! » répondit l’opératrice.
L’appartement ne répondait donc pas ; il semblait que le major Sallana fût entré pour ressortir aussitôt… à moins qu’il ne fût dans son bain. Cela semblait assez improbable ; il n’avait pas eu le temps matériel de remplir une baignoire, de se déshabiller et de se plonger dans l’eau. S’il n’était pas chez lui, l’occasion était trop belle pour la laisser échapper ; il fallait aller de l’avant.
Malgré son empressement intérieur, Mowry fit une petite halte pour effectuer un travail d’un autre ordre. Par les vitres de la cabine, il vérifia que personne ne l’observait puis apposa une étiquette sur le panneau que tout utilisateur ne pouvait manquer de contempler en tenant le combiné du téléphone.
Elle disait : Les amoureux du pouvoir ont lancé la guerre. Le Dirac Angestun Gesept réglera la chose… et leur compte !
Il retourna à l’immeuble, traversa le hall avec une confiance trompeuse et pénétra dans un ascenseur inoccupé. Il fit alors volte-face pour apercevoir quelqu’un qui approchait, et fut époustouflé de découvrir qu’il s’agissait du major.
Celui-ci arborait maintenant un air de ruminant perplexe ; il n’avait pas encore vu Mowry mais n’allait tarder à le faire si la guêpe n’agissait pas à toute vitesse. Mowry referma la porte et appuya sur le troisième bouton du panneau. L’ascenseur s’éleva jusqu’au troisième étage et s’arrêta. Il l’y maintint, la porte fermée, jusqu’à ce qu’il ait entendu la cabine voisine le dépasser. Puis il redescendit au rez-de-chaussée et sortit du bâtiment. Il se sentait déconfit, à cran, et il maudit son destin sur un ton soutenu.
En attendant le milieu de l’après-midi, il passa son ire sur Radine en la décorant de cent vingt étiquettes et de quatorze graffiti. Puis il décida que sa journée était finie pour ce genre de travail et il jeta le bout de crayon restant dans une grille d’égout.
À la seizième heure, il se paya un repas tardif, car il n’avait rien dans le ventre depuis le petit-déjeuner. Après avoir mangé, il appela le numéro de Sallana et n’obtint aucune réponse. Maintenant, il pouvait y aller. Répétant sa tactique précédente, il prit un ascenseur jusqu’au septième, sans problème, cette fois-ci. Il foula silencieusement l’épais tapis du couloir, à la recherche de la porte mentionnant le nom qu’il désirait.
Il frappa.
Aucune réponse.
Il frappa de nouveau, un peu plus fort – mais pas assez toutefois pour déranger les voisins.
Le silence, seul, lui répondit.
C’est alors que l’entraînement très particulier de James Mowry entra en action. Il prit dans sa poche un trousseau de clés à l’air trompeusement innocent et se mit à l’ouvrage sur la serrure qu’il eut ouverte en trente-cinq secondes très exactement. La vitesse était essentielle – si quelqu’un avait choisi cet instant pour pénétrer dans le couloir, il aurait été pris la main dans le sac.
Il se glissa de l’autre côté du panneau qu’il referma avec précaution derrière lui. Sa première action fut de parcourir rapidement l’appartement afin de s’assurer que personne ne s’y trouvait endormi ou ivre mort. Il y avait quatre pièces, toutes vides. De toute évidence, le major Sallana n’était pas chez lui.
Mowry revint dans la première pièce qu’il fouilla soigneusement et où il découvrit un pistolet dans le tiroir du haut d’un fichier. Il l’examina, vit qu’il était chargé et l’empocha.
Ensuite, il força un gros bureau pesant dont il se mit à ratisser les tiroirs. Il agissait à la manière sûre et ultrarapide d’un professionnel du crime, ce qui était, en fait, un hommage à l’« éducation » qu’il avait reçue au centre.
Le contenu du quatrième tiroir gauche lui fit dresser les cheveux sur la tête. Il avait l’intention de confisquer ce qui rendait les policiers aussi serviles et persuadait même les agents du Kaïtempi de se mettre au garde-à-vous. Ouvrant le tiroir, il se trouva face à un joli paquet de papiers portant un tampon officiel.
C’était plus qu’il n’attendait, plus qu’il n’avait espéré dans ses rêves les plus optimistes. Cela prouvait aussi qu’en dépit des sermons qu’on n’avait pas manqué lui faire sur la prudence, une prudence incessante et constante, il faut faire confiance à ses intuitions et courir des risques. L’en-tête du papier était :
DIRAC KAIMINA TEMPITI
Leshun Radine
En d’autres termes : Police Secrète Sirienne – District de Radine. Pas étonnant que les durs à bord du train se soient aplatis vite fait : le major était une huile de Kaïtempi et, en tant que telle, avait préséance sur un général de brigade ou même un contre-amiral de la marine spatiale.
Cette découverte accéléra d’un degré l’activité de Mowry. De la pile de bagages de la dernière pièce, il retira une mallette qu’il força et vida de son contenu sur le plancher et dans laquelle il fourra tout le papier du kaïtempi. Un peu plus tard, il trouva une gaufreuse qui imprimait des lettres D K T surmontées par un petit glaive ailé. Elle aussi atterrit dans la valise.
En ayant fini avec le bureau, il passa au fichier voisin, les mains palpitant d’excitation tandis qu’il s’affairait sur le tiroir du haut. Un petit bruit parvint soudain à ses oreilles ; il s’arrêta, tendu, aux aguets. C’était le raclement d’une clé dans la serrure. La clé ne tourna pas à la première tentative.
Mowry bondit vers le mur contre lequel il s’aplatit, là où la porte le dissimulerait. La clé cliqueta à nouveau, la serrure réagit, la porte apparut dans son champ de vision et Sallana entra.
Le major effectua quatre pas dans la pièce avant que son cerveau n’accepte ce que voyaient ses yeux. Il s’arrêta net et contempla, incrédule et progressivement furieux, le bureau mis à sac tandis que la porte se refermait lentement derrière lui en claquant. Réagissant enfin, il se retourna et aperçut l’intrus.
« Bonsoir, le salua Mowry sur un ton neutre.
— Vous ? Le major lui lançait un regard enflammé d’autorité outragée. Qu’est-ce que vous faites ici ? Qu’est-ce que cela veut dire ?
— Je suis un petit voleur. Ce qui veut dire que vous venez d’être cambriolé.
— Laissez-moi vous apprendre…
— Lorsqu’il y a eu cambriolage, continua Mowry, il doit y avoir une victime. Cette fois-ci, c’est votre tour. Il n’y a aucune raison pour que la chance soit tout le temps de votre côté, n’est-ce pas ? »
Le major Sallana fit un pas en avant.
« Asseyez-vous ! » ordonna Mowry.
L’autre s’arrêta, mais ne s’assit point. Il demeura droit sur le tapis, ses petits yeux rusés prenant un éclat entêté.
« Déposez ce pistolet.
— Qui ?… Moi ? demanda Mowry.
— Vous ignorez ce que vous faites, déclara Sallana, conditionné par une vie de crainte semée à tous vents, parce que vous ignorez qui je suis. Quand vous le saurez, vous le regretterez…
— Mais je sais qui vous êtes, l’interrompit Mowry. Vous êtes l’un des gros rats du Kaïtempi. Bourreau professionnel, étrangleur patenté, soko sans conscience qui mutile et tue pour l’argent et pour le plaisir. Maintenant, asseyez-vous, que j’en finisse ! »
Le major refusait toujours de s’asseoir. Bien au contraire, il réfutait la croyance populaire selon laquelle tous les tyranneaux sont des lâches ; comme bon nombre de cet acabit, il avait un courage bestial. Il fit un pas de côté, lourd mais prompt, tandis que sa main plongeait dans une poche.
Mais les yeux qui avaient si souvent observé l’agonie d’autrui l’avaient trahi. Le pas avait à peine été réalisé, la main plongée dans la poche, que le pistolet de James Mowry produisait un br-r-roup ! efficace sinon bruyant. L’espace de quatre ou cinq secondes, le major Sallana resta debout, une expression stupide sur le visage ; puis il vacilla et tomba à la renverse avec un bruit sourd qui résonna dans la pièce, et roula sur le côté. Ses jambes grasses eurent quelques secousses spasmodiques, et il ne bougea plus.
Entrouvrant doucement la porte, Mowry jeta un regard dans le couloir. Aucun bruit de course en direction de l’appartement ; personne n’appelait au secours. Si quelqu’un avait perçu le bruit assourdi des coups de pistolet, il avait dû l’attribuer au flot de circulation dans la rue.
Assuré que l’alarme n’avait pas été donnée, il referma la porte, se pencha sur le corps et le regarda de plus près. Sallana était aussi mort qu’il est possible de l’être, la brève giclée de coups ayant placé sept balles dans sa carcasse obèse.
C’était dommage, d’une certaine façon, car Mowry aurait aimé obtenir de lui quelques réponses à des questions posées de façon convaincante, à coups de poing, de pied ou de toute autre manière. Il y avait des tas de choses qu’il désirait connaître sur le Kaïtempi – en particulier, l’identité de ses victimes présentes, leur condition physique et le lieu de leur incarcération. Aucune guêpe ne pouvait trouver d’appui plus loyal et enthousiaste que parmi des autochtones sauvés du garrot.
Mais l’on ne peut forcer un cadavre à parler. C’était son seul regret. Sous tous les rapports, il ne pouvait que se féliciter. D’une part, les signes manifestes des méthodes du Kaïtempi étaient si révoltants que le fait de faire disparaître l’un des membres de celui-ci rendait service aux Siriens aussi bien qu’aux Terriens. D’autre part, un tel meurtre était idéal en la circonstance : il donnerait le support de la mort aux étiquettes et graffiti.
Cela laissait entendre aux autorités que quelqu’un était prêt et capable de faire plus que menacer. La guêpe avait bien bourdonné dans tous les azimuts ; maintenant, elle venait d’utiliser son aiguillon.
Il fouilla le corps et obtint ce qu’il convoitait depuis que Sallana avait baigné dans l’adulation à bord du train : la carte plastifiée ornementée. Elle portait des symboles, des cachets et des signatures certifiant que son possesseur avait le rang de major dans la Police secrète. Mieux encore, elle ne donnait ni le nom ni la description du possesseur, et se contentait de mentionner un numéro de code. La Police secrète était même secrète pour elle-même, habitude dont on pouvait tirer longuement parti.
Mowry reporta alors son attention sur le fichier. La majorité de son contenu s’avéra sans valeur et ne révéla rien qui ne fût déjà connu des Renseignements terriens. Mais il y avait trois dossiers contenant le curriculum vitæ de personnes transformées comme de coutume en numéros matricules. De toute évidence, le major les avait emportés pour les étudier chez lui.
Mowry les parcourut rapidement. Il comprit très vite que les trois inconnus étaient des rivaux potentiels de ceux qui étaient en place. Ces dossiers n’indiquaient pas si les sujets étaient morts ou en vie. Ce qui entraînait que leur sort restait en suspens ; autrement, il semblait assez peu probable que Sallana eût perdu son temps sur de tels documents. De toute façon, la disparition de ces papiers capitaux irriterait les autorités, voire en effraierait quelques-unes.
Mowry plaça donc les dossiers dans la mallette avec le restant du butin. Après cela, il vérifia s’il n’avait rien oublié d’intéressant, fouilla les costumes de la garde-robe mais ne découvrit rien qui valût d’être emporté. Il lui restait à faire disparaître tout indice pouvant le relier à cette pénible situation.
La mallette à la main, le pistolet dans la poche, Mowry s’arrêta sur le pas de la porte et jeta un dernier regard au cadavre. « Longue vie ! »
Le major (verrat) Sallana ne daigna point répondre. Il reposait en silence, sa main droite potelée serrant un bout de papier sur lequel était inscrit : Exécuté par le Dirac Angestun Gesept.
Celui qui trouverait le corps ne manquerait pas de faire suivre le message qui remonterait tout aussi sûrement l’échelle hiérarchique jusqu’au plus haut. Avec un petit peu de chance, il pouvait très bien flanquer la frousse à quelques-uns.
Sa chance persista ; James Mowry n’eut pas à attendre longtemps un train qui le ramenât à Pertane. Il en était plus que réjoui, car les policiers de la gare avaient tendance à se montrer inquisiteurs à l’égard des voyageurs qui restaient trop longtemps assis. Il est vrai que, s’il était accosté, il pourrait présenter ses papiers ou – en dernier ressort – utiliser la carte du Kaïtempi pour se frayer un chemin hors d’un piège possible. Mais mieux valait cependant éviter d’attirer l’attention en ce lieu et moment.
Le train entra en gare et il parvint à y monter sans se faire remarquer. Au bout d’un instant, le convoi se remit en branle et s’enfonça dans les ténèbres. En raison de l’heure tardive, le nombre de passagers était minime et le wagon qu’il s’était choisi possédait beaucoup de sièges inoccupés. Il lui fut facile de trouver une place où il ne serait ni importuné par un voisin trop loquace, ni étudié pendant tout le trajet par un individu aux yeux vifs et à la mémoire fidèle.
Une chose était sûre : si l’on découvrait le corps de Sallana dans les trois ou quatre heures, le potin qui s’ensuivrait s’étendrait assez rapidement pour assurer une fouille complète du train. Les enquêteurs n’auraient aucune description du suspect, mais ils jetteraient un coup d’œil aux bagages et sauraient reconnaître les objets volés.
Mowry se laissa bercer par le tac-tagadac-tac hypnotique du train. Chaque fois que claquait une porte ou une fenêtre, il se réveillait, les nerfs à vif, le corps tendu. Il se demanda une ou deux fois si un appel radio prioritaire n’atteindrait pas sa destination avant le train.
« Arrêtez et fouillez tous les passagers et bagages du 11:20 de Radine. »
Il n’y eut aucun contrôle. Le train ralentit, grinça sur les aiguillages d’un important centre de tri et pénétra dans Pertane. Ses passagers débarquèrent, tous endormis, quelques-uns paraissant même à demi morts, et se dirigèrent en traînant les pieds vers la sortie. Mowry s’arrangea pour être dans les derniers et accompagna une demi-douzaine de flânocheurs aux jambes torses. Toute son attention se portait devant lui, dans l’attente d’un groupe sinistre posté au portillon.
S’ils étaient bel et bien là en embuscade, il lui restait deux solutions. Il pouvait lâcher sa mallette au contenu inestimable, ouvrir le feu le premier, foncer et espérer s’en tirer dans la confusion qui en résulterait. C’était une tactique qui lui donnait l’avantage de la surprise. Mais s’il échouait, c’était la mort immédiate – et même la réussite risquait de se payer de deux ou trois balles dans le corps.
Il pouvait aussi y aller au bluff, s’avancer jusqu’au plus gros et au plus laid, lui mettre la mallette entre les mains en disant avec un zèle abruti : « Pardon, Monsieur l’agent, mais l’un des types qui vient de passer a lâché ça devant moi. Je me demande pourquoi il a abandonné son bagage. » Puis, dans la confusion qui s’ensuivrait là aussi, il devrait avoir l’occasion de marcher jusqu’au coin de la rue où il détalerait alors comme s’il était doté de fusées.
Il transpirait comme un malheureux, mais ses craintes s’avérèrent inutiles. C’était son premier meurtre, et c’était un meurtre parce qu’on le définirait comme tel. Son imagination lui en avait déjà fait subir le châtiment. Au-delà du portillon, rôdaient deux policiers qui regardaient le flot de voyageurs avec un manque d’intérêt total et bâillaient de temps à autre. Il leur passa pratiquement sous le nez, et il leur eût été difficile de lui prêter moins attention.
Mais James Mowry n’était pas encore tiré d’affaire. Les policiers de la gare ne s’étonnaient pas de voir des gens munis de valises à toute heure du jour ou de la nuit. Les flics de la ville, eux, avaient tendance à se poser un peu plus de questions.
Il était facile de résoudre ce problème en prenant tout simplement un taxi – d’où un autre problème. Un taxi doit être conduit et le chauffeur le moins bavard pouvait devenir un vrai moulin à paroles sous l’action du Kaïtempi.
« Vous avez pris quelqu’un au 11:20 de Radine ?
— Ouin. Un jeune gars avec une mallette.
— Rien de spécial à son sujet ? Trop sûr de lui ou trop prudent, par exemple ?
— Je n’ai rien remarqué. Il m’a semblé normal. Mais ce n’était pas un Jaimecain. Il parlait avec un véritable grasseyement mashambi.
— Vous vous rappelez où vous l’avez emmené, hi ?
— Ouin. Je peux vous le montrer. »
Il y avait une façon de s’en tirer ; Mowry plaça sa mallette dans une consigne automatique de la gare et s’éloigna. En théorie, la mallette devait être en sécurité pour toute une journée ; en fait, elle pouvait très bien être découverte et utilisée comme appât.
Sur un monde où rien n’était sacro-saint, le Kaïtempi avait un passe-partout pour la presque totalité des lieux. Rien ne l’empêcherait donc d’ouvrir et de fouiller toutes les consignes dans un rayon de quinze cents kilomètres s’il était décidé qu’il s’agissait d’une manœuvre profitable. Lorsqu’il reviendrait en plein jour chercher sa mallette, Mowry devrait donc approcher la consigne avec une grande prudence, en s’assurant bien que sa personne n’était point surveillée par un groupe d’individus patibulaires.
Arpentant rapidement le trottoir, il se trouvait à huit cents mètres de chez lui lorsque deux flics surgirent d’une allée ténébreuse de l’autre côté de la rue. « Hé, vous ! »
Mowry s’arrêta. Ils traversèrent, le contemplèrent dans un silence sinistre. Puis l’un d’eux désigna les étoiles lointaines et la rue déserte. « On se promène un peu tard, pas vrai ?
— Il n’y a rien de mal à cela pas vrai ? répondit-il avec une pointe d’insolence dans le ton.
— C’est nous qui posons les questions ! repartit le flic. Où étiez-vous, jusqu’à présent ?
— En train.
— Venant d’où ?
— De Khamasta.
— Et où allez-vous, maintenant ?
— Chez moi.
— Ça n’aurait pas été plus vite en taxi, non ?
— Bien sûr, acquiesça Mowry. Malheureusement, je suis sorti le dernier. Il faut toujours qu’il y ait un dernier. Et il n’y avait plus de taxi.
— Ça, c’est votre version des faits. »
À ce stade, l’autre flic adopta la Technique Numéro 7 : yeux plissés, mâchoire en avant, rudesse de la voix. Une fois de temps en temps, la Numéro 7 était récompensée par un regard coupable, ou une expression désespérément exagérée d’innocence. Il était expert dans son maniement car il l’utilisait assidûment sur sa femme et la répétait souvent devant la glace en se rasant le matin.
« Peut-être que vous n’êtes jamais allé à Khamasta, hi ? Peut-être même que vous avez profité de la nuit pour vous balader tranquillement dans Pertane et salir, en quelque sorte malencontreusement, les murs et les vitrines, non ?
— Non, fit Mowry, parce que je ne recevrais pas un guilder de rétribution. Est-ce que j’ai l’air dingue ?
— Pas suffisamment pour que ça se voie, admit le flic. Mais il y a quelqu’un qui le fait, qu’il soit dingue ou non.
— Eh bien, je ne vous en veux pas d’essayer de l’agrafer. Moi, j’aime pas les sinoques. Ils me fichent la frousse. Il eut un geste d’impatience. Si vous devez me fouiller, allez-y vite. La journée a été longue, je suis vanné et je veux rentrer chez moi.
— Pas la peine, dit le flic. Montrez-nous votre carte d’identité. »
Mowry la sortit. Le flic n’y jeta qu’un coup d’œil superficiel alors que son collègue l’ignora totalement.
« Très bien, circulez. Si vous tenez à marcher dans la rue à cette heure-ci, vous pouvez vous attendre à être interpellé et interrogé. Il y a la guerre, vu ?
— Oui, Monsieur l’agent » fit Mowry sur un ton humble et résigné.
Il s’éloigna de son pas le plus rapide en remerciant les cieux de s’être débarrassé de son bagage. S’il avait tenu la mallette à la main, ils l’auraient assez justement considérée comme signe probable de malfaisance. Pour les empêcher de l’ouvrir et d’en inspecter le contenu, il aurait dû les apaiser à l’aide de sa carte du Kaïtempi. Il ne désirait pas utiliser ce système, si possible, avant la découverte de l’assassinat de Sallana et la retombée des remous que cette découverte allait produire. Disons, dans un mois.
Ayant regagné son appartement, il se déshabilla mais ne s’endormit pas immédiatement. Il resta allongé dans son lit et examina sans arrêt la précieuse carte. Maintenant qu’il avait le temps de méditer sur toute sa signification et les perspectives évidentes qu’elle offrait, il se trouvait confronté aux deux termes de l’alternative : la garder ou non.
Le système sociopolitique de l’Empire Sirien étant ce qu’il était, une carte du Kaïtempi était un appareil terrifiant de première grandeur sur toute planète sirienne. La simple vue de ce totem redouté suffisait pour que quatre-vingt-dix-neuf pour cent des civils se prosternent et se livrent à des salamalecs. Ce fait rendait une carte du Kaïtempi d’une importance exceptionnelle aux yeux d’une guêpe. Pourtant, Terra ne lui avait pas fourni cette arme ; il lui avait fallu s’en emparer lui-même. Il en ressortait que les Renseignements Terriens ne disposaient pas d’un original.
Là-bas, parmi la brume d’étoiles, sur le monde bleu-vert nommé Terra, on pouvait reproduire n’importe quoi, sinon une entité vivante… et donner même une approximation convaincante de cette dernière. Peut-être avaient-ils besoin de cette carte. Avec un peu de chance, ils doteraient peut-être les guêpes du grade de pseudo-major du Kaïtempi.
Pour Mowry, donner cette carte serait comme de sacrifier volontairement sa reine au cours d’un match d’échecs serré. Il n’en parvint pas moins à une conclusion avant de s’endormir : dès sa première visite à la caverne, il transmettrait un rapport détaillé de ce qui s’était passé, le butin qu’il avait obtenu et sa valeur. Terra déciderait alors de la nécessité de le démunir dans l’intérêt du plus grand nombre.